Après la parution de leur livre Démocratie ! Manifeste, Bordeaux, Le bord de l’eau, 2023, et à l’occasion d’une résidence de création au Théatre du Cloître de Bellac, Barbara Stiegler et Christophe Pébarthe sont invités par le Cercle Gramsci à intervenir salle Jean-Pierre Timbaud à Limoges.
Barbara Stiegler est professeure de philosophie à l’Université Bordeaux-Montaigne, et a notamment publié "Il faut s’adapter". Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, col. Folio 2023.
Christophe Pébarthe est maître de conférences en histoire grecque à l’université Bordeaux Montaigne et à notamment publié Athènes, l’autre démocratie. Ve siècle av. J.C., Paris, Passés/composés, 2022.
Écoutez l’intervention de Barbara Stiegler
— Merci beaucoup. Je vais commencer... Ouvrir la soirée. Ensuite, Christophe prendra la parole. Et puis on aura surtout beaucoup d’échanges entre nous. On n’a pas préparé quelque chose de très long. On veut surtout échanger avec vous, que vous ayez lu l’ouvrage ou pas. Alors l’angle que j’ai choisi pour ce soir, c’est celui qui a été retenu par le cercle Antonio Gramsci dans sa lettre, dans son courrier. Donc je vais approfondir les mots que j’avais échangés avec la revue Diacritic. Je vais repartir de ça, de la question des biens communs. C’est une question qui est très très forte aujourd’hui pour plein de raisons. Une des raisons, je pense, c’est qu’elle donne une voie pour à la fois faire une critique du capitalisme et esquisser une voie de sortie du capitalisme. Et comme la question de la lutte contre le capitalisme est redevenue totalement à l’ordre du jour... Je dis « redevenue » parce qu’elle s’était complètement effondrée dans les années 80 et 90. Et elle revient depuis la fin des années 90 et au tournant des années 2000, et en particulier depuis la crise financière. Le terme de capitalisme a repris une place centrale. La critique du capitalisme, la relecture de Marx, etc. est redevenue parfaitement d’actualité partout, dans les universités, etc. Ce qui n’était pas du tout le cas quand j’étais plus jeune. Et la voie des biens communs offre une possibilité à la fois de faire une critique, mais pas seulement de dessiner une alternative, d’avoir une voie pour véritablement lutter contre le capitalisme. Alors comment ? Eh bien en désignant des biens inappropriables par le marché, qui doivent s’accepter du marché. On peut prendre comme exemple l’eau, la terre, la culture, l’éducation, la santé. Et donc tout le monde s’empare de cette question à juste titre. Très bien. Mais il y a quelque chose qui me pose problème dans la manière dont on se jette, non pas sur cette question, mais sur les réponses que je viens de donner. L’eau, la terre, l’éducation, la culture. C’est qu’on oublie de se demander qui définit les biens communs. Donc l’intervention que je voudrais faire, c’est une intervention pas du tout dirigée contre eux. Je vais employer un vocabulaire gramscien. « Eux » et « nous ». Ça va pas du tout être dirigé contre eux, les capitalistes. Ça va être dirigé contre nous, contre la manière dont nous-mêmes, on a tendance à totalement oublier la question de la démocratie dans tout ça. Et je crois qu’il faut vraiment que, quand je dis « nous », c’est les mouvances auxquelles on appartient, les mouvements de gauche, etc. On fasse très attention à la manière dont on se comporte et à ce qu’on pense de la démocratie. Je pense que c’est vraiment un appel à une vigilance sur nous-mêmes. Quand je dis « nous-mêmes », je m’inclus. Tous les jours, j’essaie d’avoir cette vigilance. Et elle est nécessaire parce que tous les jours, quelque chose, un naturel revient au galop qui voudrait, par exemple, considérer que les biens communs, je les connais déjà. Je sais déjà que sont les biens communs. Et il me reste à les diffuser, à m’assurer qu’ils sont pas appropriés par eux. Mais en fait, si vous réfléchissez bien, c’est une question abyssale de savoir quels sont les biens communs. C’est quoi le bien commun ? Si on met comme sujet de dissertation de philosophie, qu’est-ce que le bien commun ? Je pense que c’est assez abyssal, en fait. C’est une question immense. Quels sont les biens communs qu’il faudrait sortir de l’appropriation par le marché et ceux qu’on pourrait laisser circuler dans le marché ? Si on vient spécifier la question, c’est terriblement difficile. Et puis plus fondamentalement, qu’est-ce qui est bien pour nous tous ? Alors faut-il en parler ? Or, très souvent, cette opération, elle n’a pas lieu sous prétexte qu’on a un programme, sous prétexte qu’on a un projet, sous prétexte qu’on a une hégémonie culturelle – encore un terme, Gramscien – à diffuser. Et donc, toutes ces étapes sont brûlées. Donc c’est sur ce point-là que je voudrais donner quelques éléments. Donc la réflexion académique aujourd’hui autour du bien commun s’inscrit dans le sillage de l’histoire du communisme, redonne ses lettres de noblesse et une actualité au communisme, et reprend la question de la juste répartition des biens en désignant donc l’objectif des biens communs jugés inappropriables. L’adversaire à abattre ici est clairement le capitalisme, dont la logique est, comme chacun sait, de transformer toute réalité, jusqu’à nos conversations, jusqu’à nos idées, jusqu’à nos impulsions, toute réalité en une propriété exploitable sur le marché. Alors j’insiste sur le fait que je partage sans réserve ce combat. Mais, deuxième point, je crois qu’il faut absolument le doubler d’un autre front, celui qui consisterait à poser en principe la compétence de tous dans l’activité épistémique, l’activité de connaissance, épistémé en grec ça veut dire connaissance, l’activité épistémique permettant de déterminer ce qui est le bien commun. Et ça, c’est une opération qu’on oublie de faire. En considérant qu’il y aurait ceux qui sauraient beaucoup mieux parce qu’ils sont éduqués, parce qu’ils sont éclairés, parce qu’ils sont avancés, parce qu’ils sont de gauche, parce qu’ils sont du bon côté, parce qu’ils ont compris, parce que ceci, parce que cela, eux sauraient par avance quels sont les biens communs qu’ils auraient ensuite à diffuser aux autres, ou à protéger pour les autres. Je pense au contraire qu’il faut poser en principe la compétence de tous, a priori, dans l’activité permettant de déterminer le bien commun. Personne ne peut être a priori privilégié pour déterminer ce qu’est le bien commun ou ce que sont, si on le met au pluriel, les biens communs. Et personne ne peut être a priori exclu. Et c’est précisément ça le geste démocratique. La démocratie commence par la délibération collective sur ce que nous voulons. Et très souvent, dans la démarche des biens communs, elle est oubliée. On considère comme évidence, on veut l’eau, par exemple, pour tous. Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Quelle eau ? À quelles conditions ? Comment ? Pourquoi l’eau ? Pourquoi pas les vêtements ? Pourquoi pas aller au théâtre ? Pourquoi ce théâtre ? Pourquoi le théâtre ? Toutes ces questions sont, comme je disais tout à l’heure, vertigineuses. Et donc cela repose sur la croyance en la nécessité incontournable d’une délibération. Et d’une délibération avec des gens avec lesquels on n’est pas d’accord, pour lesquels on n’a pas d’admiration, dont on n’estime pas a priori les avis, les goûts, les penchants. Une délibération avec tous. Puisque si on prend l’étymologie de démocratie, c’est le pouvoir du démos de choisir de décider pour lui-même, d’avoir du pouvoir sur le pouvoir de décider, le pouvoir kratos, démos. Vous ne pouvez pas exclure, vous ne pouvez exclure personne du démos. Vous ne pouvez pas dire à des gens qui sont là « Vous sortez, vous n’en faites pas partie ». À Athènes, le peuple athénien, le démos, tous les athéniens qui sont définis comme citoyens font partie du démos. Que cela vous plaise ou non. Que vous soyez d’accord ou pas avec eux. Il n’y a pas de principe de sélection. Il n’y a pas les femmes, il n’y a pas les esclaves. Mais il y a tous les autres. Et il n’y a pas les femmes parce que c’est une société patriarcale, très bien, donc c’est parfaitement accidentel, ce n’est pas l’essence de la démocratie. Il n’y a pas les esclaves parce que c’est une société esclavagiste, ce n’est pas un fondement de la démocratie le fait qu’il y ait des esclaves. Mais tous les autres qui ne sont ni des enfants, ni des femmes qu’on considère comme n’étant pas autonomes, ni des esclaves qu’on considère également comme n’étant pas autonomes puisque achetés, tous ceux qui ne sont pas achetés, pas femmes, pas enfants, pas esclaves, tous sans exception font partie du démos. Et aucun ne peut être exclu de cette délibération. C’est quand même très rude comme exigence. Cela n’a rien à voir avec la logique de partis ou de partisans ou de camarades dans lesquels on se choisit. Donc très souvent la voie des biens communs, c’est beaucoup plus la voie des partisans, la voie de gens qui se sont choisis et qui considèrent qu’ils savent déjà ce qu’en sont les biens communs, ça va de soi pour tous. Là, la démarche est inverse. On ne se choisit pas. On est obligé d’accepter tous les gens qui sont là sur la place publique qui délibèrent. En l’occurrence, la colline de la Pnyx à Athènes. Tout le monde peut y aller. Et on ne peut pas dire "vous ne faites pas partie du démos, vous n’en avez pas les aptitudes, vous n’avez pas le niveau, vous n’êtes pas du bon parti". Vous voyez, c’est quand même quelque chose de très différent de la voie qui est habituellement la nôtre, en fait. Ce que j’essaie de dire, c’est que la manière dont les mouvements de gauche fonctionnent, c’est pas du tout la manière démocratique. Je dis pas du tout que c’est dictatorial, je dis pas du tout que c’est autoritaire, mais je pose la question de la voie autoritaire qu’on risque d’emprunter de manière très douce et très en apparence éclairée. Et c’est pour ça qu’il faut s’observer nous-mêmes sur notre rapport à la démocratie. Alors pour considérer qu’à priori tous sont compétents pour déterminer les biens communs, il faut donc croire fondamentalement que l’étape de la délibération qui est longue, qui est ardue, elle est incontournable. Et ici, l’autre adversaire à abattre, c’est à la fois la manière dont on fonctionne dans nos partis, dans nos mouvements, dans nos groupuscules, mais c’est aussi autre chose qui vient d’une autre source qui est la démocratie, alors qui s’est appelée la démocratie, qui s’appelle encore la démocratie, mais qui n’a rien à voir, qui est l’aristocratie élective, qui a été très confirmée par la République, l’histoire de la République. République, "res publica", chose commune. C’est une autre voie pour comprendre le commun, la chose commune qui est sur la place publique. Dans l’histoire de la République, c’est très clairement... ça aurait pu être une autre voie qui a été prise, puisqu’il y avait dans la Révolution française la potentialité d’une République sociale et démocratique, qui a été réactivée au XIXe siècle, qui a été repensée par Jean Jaurès, etc. Mais ce n’est pas ce village-là de la République qui s’est imposé, c’est bien plutôt la République comme République des élus. Les élus comme étant les plus compétents et plus exactement comme étant les seuls compétents pour déterminer la chose publique. Donc les élus, les seuls compétents et les seuls ayant suffisamment de vertu, à la fois la compétence épistémique et en même temps la compétence morale, la vertu, qui permet d’avoir un rapport au bien commun. Ces deux voies vont installer l’idée que le meilleur système, c’est le système dit "gouvernement représentatif" dans lequel ce sont des professionnels spécialisés de la politique, les plus compétents, qui sont les mieux placés pour désigner le bien commun. Et ce système, c’est le nôtre. Ce système, c’est exactement le système actuel, qui est évidemment... qui marche pas, qui est dévoyé, puisque les meilleurs sont nuls et que les plus compétents sont incompétents, bien sûr. Mais les fondements de notre système, c’est ça. Et ce système, c’est un système qui s’est construit contre la démocratie. L’idée étant que surtout le démos ne gouverne pas, parce que c’est une foule irrationnelle et incompétente. Et pour éviter cette catastrophe démocratique d’une masse irrationnelle et incompétente qui délibèreraient et qui décideraient, on a imposé à la place le système représentatif, la République des élus. Et prenez le terme "élu" avec tout son sens, y compris biblique. On s’extrait du peuple, on est au-dessus du peuple par à la fois, par deux voies, la compétence, donc le savoir, la connaissance, et la vertu. Et donc notre système, il est entièrement fondé là-dessus. Avec l’idée que dès qu’on parle d’éducation, il y a une hiérarchie entre ceux qui sont éduqués et ceux qui ne le sont pas. Et ceux qui peuvent désigner les biens communs, c’est ceux qui sont éduqués, qui sont les plus diplômés. Donc cette idée d’une délibération de tous sur le bien commun, elle est antithétique avec les fondements de notre système représentatif, qui est celui d’une aristocratie élective. Alors bien sûr, les gens actuellement qui sont à la place de ces élus ne sont pas des aristocrates. Non, rien, très souvent, ils sont ineptes, ils sont ridicules, ils sont idiots, ils sont nuls, ils sont mal élevés, etc. Mais les principes, c’est bien cela. Et c’est pas la démocratie. Donc quand vous dites "notre démocratie", on dit dans les cortèges, "notre démocratie", etc., en fait, c’est un peu étrange, parce que le système dans lequel on est, ce n’est pas une démocratie, c’est un système contraire à la démocratie, qui s’est forgé contre elle. Donc vous voyez que à la fois par le renouveau de la pensée communiste autour des communs et par la voie élective, qui est celle que la République a massivement épousée, par ces deux voies, à la fois la voie républicaine et la voie, je dirais, néo-communiste, on rate doublement la voie démocratique. Et c’est très très difficile de sortir de ces deux voies-là, parce qu’elles sont majoritaires pour nous. Alors le moment que nous traversons est un moment intéressant, parce que la grande révolution du système représentatif, alors c’était une révolution, le système représentatif, puisque la compétence n’était plus, ça c’est en train d’être mis en cause, mais n’était plus fondée sur la naissance, pardon, l’aristocratie n’était plus fondée sur la naissance mais sur la compétence. Donc c’était une véritable révolution par rapport au système nobiliaire antérieur. Aujourd’hui c’est en train d’être mis en cause avec des fils de milliardaires qui récupèrent les fonctions, etc. Mais on a quand même eu ce grand moment qui a duré deux siècles, où vraiment on a eu cette révolution du système représentatif. Mais c’est pas la révolution démocratique, c’est la réponse antidémocratique au risque démocratique. Alors aujourd’hui on est dans un moment intéressant, puisque cette République fondée sur l’excellence des élus, la compétence et la vertu, elle est en train de s’effondrer sous nos yeux, puisque comme je le disais, plus personne ne croit sérieusement que les élus ont ces qualités. Et donc c’est un moment très intéressant, puisque l’idée que ce seraient les plus diplômés qui seraient les mieux placés pour définir le bien commun est en train de s’effondrer, à la fois par la crise du système républicain, mais aussi par le fait que les plus diplômés ont conduit globalement les systèmes vers une série de catastrophes, dont la catastrophe écologique, la science, les experts, etc. Et donc on est dans un moment très intéressant, puisque là on est dans un moment potentiellement démocratique, puisque plus personne n’est naturellement désigné de manière évidente pour savoir ce qu’est le bien commun, et bien après tout, pourquoi pas se dire que n’importe qui est désigné pour en parler. Donc on est dans un moment de très très grande tension avec des poussées démocratiques très fortes. C’est comme ça que j’ai analysé le mouvement des gilets jaunes très vite. Alors au départ, j’ai mis un gilet jaune pour des raisons de voiture. J’ai mis un gilet jaune parce que ma voiture ne passait pas au contrôle technique, parce que j’étais contre les 80 km/h, parce que j’avais des problèmes de voiture, exactement comme ça qu’est né apparemment le mouvement des gilets jaunes. Donc j’avais des problèmes de voiture et sans me réfléchir, j’ai mis ce gilet jaune très spontanément et j’ai compris après ce qu’était ce mouvement assez vite que c’était un mouvement profondément révolutionnaire qui posait la question de la démocratie derrière cette histoire de voiture, et qui posait la question de la démocratie dans le contexte de la crise écologique. Les gilets jaunes ont dit, dans le contexte de la crise écologique, la question de savoir quel est le bien commun, comment y accéder, etc., ne peut plus être confiée à des experts qui vont nous expliquer que la meilleure voie, c’est une taxe carbone, puisque ça ne tient absolument pas compte de la totalité du démos, et il faut envisager ces problèmes écologiques comme des problèmes extrêmement difficiles qui doivent être appréhendés par la totalité du peuple, qui est le seul souverain, ont-ils rappelé au monarque ou au pseudo-monarque Emmanuel Macron, qui se mettait en position de monarque, qui est le seul souverain, parce que le seul souverain dans la Constitution française, c’est le peuple. Donc ils ont récupéré ce qui était resté de démocratique de la Révolution, à savoir que le souverain, l’unique souverain, c’est le peuple, c’est le démos, et ils ont dit, il faut continuer la Révolution française, l’accomplir, et l’accomplir, c’est accomplir la démocratie, qui n’a jamais été mise en place en France. Et c’est pour ça qu’ils ont mis en place ce qu’on a appelé ces agora, tous ces systèmes de délibération, tous ces systèmes d’assemblée, et ils ont redécouvert toutes les questions athéniennes autour de la prise de parole, de la rotation, de la Constitution, de la délibération, de la participation des assemblées, etc. Donc derrière cette histoire de voiture, vous voyez, c’est cette Révolution démocratique qui s’est mise en route avec les Gilets jaunes, mais on a beaucoup de pays où c’est le cas aujourd’hui, et donc on a des poussées démocratiques très très fortes, et on a en face un parti de l’ordre extrêmement violent qui ne veut surtout pas de ces poussées démocratiques, et qui devient de plus en plus réactive, de plus en plus réactionnaire, de plus en plus autoritaire, jusqu’à devenir violent et à recourir à la force armée pour mater ces poussées démocratiques. Mais vous voyez, avec les Gilets jaunes, c’est très difficile d’arriver en disant "bon ben le bien commun c’est ça et voilà", non, ça marche pas, c’est hors de question, ça ne peut pas se passer comme ça, il faut passer par tout un système de délibération, d’assemblée, et c’est un impératif catégorique pour eux, et là je pense qu’ils sont extrêmement, c’est extrêmement sain, en fait, ils ont ouvert une voie qui est extrêmement féconde, et qu’on aurait tort de considérer comme une espèce de décoration de démocratie participative, c’est bien, il y a un peu d’effervescence formidable, non, c’est quelque chose de méthodologiquement très exigeant, très rigoureux, et qui va complètement à l’encontre de nos habitudes à la fois républicaines et aussi socialistes et communistes. Je prends vraiment les grandes voies, la République, le socialisme, le communisme, c’est ça qui nourrit nos mouvements de gauche, et on est très très loin de cette révolution démocratique. Le deuxième exemple excellent pour illustrer tout ça, et je m’y suis engagée aussitôt, donc je n’ai pas chômé ces dernières années, j’ai eu beaucoup d’occasions de me retrouver en première ligne, c’est le Covid-19, où croire qu’on saurait par avance déjà très bien ce qu’est le bien commun est une erreur absolue, et on a produit un désastre par cette attitude. Quand on a décidé, sans connaître les produits, que les vaccins étaient des biens communs, mais enfin, oui peut-être, mais peut-être pas. (Rires) Pas de problème. Ces produits pharmaceutiques, je vais laisser de côté la question de savoir s’ils étaient bons, pas bons, peu importe. C’est pas le sujet. C’est pas le sujet avec lequel j’ai envie de discuter, c’est pas ça qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse, c’est que c’est un exemple extraordinaire, c’est-à-dire qu’on a un produit pharmaceutique qui arrive sur le marché. Il n’y a pas besoin de très longues délibérations pour se demander si le SARS-CoV-2 est un problème. C’est pas un bien commun, le SARS-CoV-2, quoique les virus, avoir une attitude d’éradication avec les virus, c’est pas forcément malin. Donc déjà, ça pose plein de questions. Transformer un virus en un mal absolu qu’il faudrait extirper par des milliers de tonnes de gel hydroalcoolique, etc., c’est pas forcément la bonne attitude à avoir dans les zoonoses. Donc déjà, ça montre que c’est compliqué. Mais on peut très facilement documenter le fait que le COVID-19 est une maladie déclenchée par le SARS-CoV-2 sur des organismes majoritairement fragiles et que c’est une vraie maladie et qu’elle tue et qu’elle a tué et qu’elle tue encore. Et on a eu des retours d’expérience très importants. Moi, j’ai travaillé avec des gens qui soignaient les gens qui mouraient du COVID-19. Donc pour moi, c’était très clair qu’il y avait une maladie, une vraie maladie et qu’il fallait donc trouver les moyens de lutter contre cette maladie. Ensuite, quand le produit pharmaceutique a été proposé, on était vraiment au tout début. Le fait qu’une grande partie des gens de gauche se soient jetés sur ce produit sans le connaître, sans connaître le processus de mise au point, sans regarder de près la manière dont on fait d’habitude pour mettre sur le marché un produit, etc., et de le désigner comme un bien commun universel qu’il faut distribuer sur la totalité de la planète à tous les êtres humains de cette planète, pourquoi pas tant qu’on y est aux enfants qui viennent de naître, c’est quelque chose de complètement fou. Et c’est typiquement cette attitude qui consiste à dire "on sait ce que sont déjà les biens communs". Les biens communs, c’est les médicaments. Donc un médicament est bon par définition. C’est le bien. Dans les médicaments, il y a les vaccins. Les vaccins, c’est bien. Donc si un laboratoire a appelé sa vaccin, c’est bien. Et donc on va imposer de manière autoritaire comme bien commun... Alors le combat de gauche, ça a été de rendre ces biens inappropriables. C’est la voie des biens communs. D’éviter que ce soit des biens appropriables par le marché, ce qui évidemment a complètement raté, vous l’avez vu. Mais je ne me suis pas reconnue dans ce combat-là parce que les conditions n’étaient pas remplies. On n’a même pas eu de discussion collective pour savoir si c’était un bien commun, si c’était vraiment un vaccin, si... Non. Et là, on voit le désastre. Et la révolte des gilets jaunes a continué. Elle a continué autour de cette définition autoritaire sur la base d’aucune délibération de ce qui était le bien. De même, on a fait pareil avec le confinement, on a fait pareil avec toutes sortes de dispositifs ou de produits qui ont été élus par la classe dirigeante comme la solution sur laquelle il n’y a eu aucune délibération. Alors si on me dit "oui mais il y avait un savoir expert", on répondrait très facilement que... Deux choses, qu’il y a eu un savoir... Il y a un savoir très spécialisé en médecine, mais ce savoir très spécialisé sur les virus, sur l’immunologie, sur les zoonoses, etc., il n’est jamais en mesure de nous dire ce que collectivement la société doit faire. Vous pouvez avoir le savoir le plus spécialisé du monde, justement il va être hyper spécialisé, mais il vous donnera pas la martingale qui correspond à ce que doit faire une société, parce que ce que doit faire une société, c’est une décision politique. C’est absolument pas une décision scientifique. C’est justement ce que doit faire le démos pour lui-même. C’est purement politique. Aucun être humain, aussi diplômé soit-il, aussi scientifique soit-il, ne le sait. La seule solution pour le trouver, c’est la délibération collective et c’est la délibération avec toutes les sciences et toutes les formes de savoir. Les Gilets jaunes ont assisté à cette catastrophe d’une imposition du bien de manière autoritaire, juste après leur mouvement, un moyen autoritaire qui, accessoirement, ont permis d’enfermer les Gilets jaunes chez eux. Je signale au passage qu’on est passé du début quasiment d’une révolution démocratique à un confinement généralisé de toute la population et ça s’est fait de la manière la plus catastrophique, si on se met du point de vue des Gilets jaunes et de ce que j’ai rappelé sur leur révolution démocratique. Donc on voit très bien que les dernières années illustrent la nécessité, c’est à quoi nous sommes attachés avec Christophe, de donner du crédit à cette hypothèse démocratique. Et la catastrophe serait de croire que pour savoir, la meilleure manière de savoir est d’aller se renseigner auprès des plus spécialisés et ce seraient eux qui pourraient le plus vite possible résoudre les crises. C’est une erreur absolue. C’est l’inverse, en fait. Concentrer le savoir dans les mains de quelques-uns, c’est produire un faux savoir, c’est détruire le savoir. Et le savoir ne peut s’élaborer et ne peut se transformer en décision collective de nature politique que s’il circule massivement, intensément. C’est notre conviction. C’est pour ça qu’on a concentré notre travail sur la démocratie sur la question du savoir. Alors, oui, j’ai pratiquement fini. On considère que la démocratie, c’est le début de plein de questions vertigineuses, difficiles. C’est une série d’hypothèses et c’est elle-même une hypothèse. Donc on vous propose cette voie comme une hypothèse. Pas du tout comme la solution avec tous les problèmes de cette solution qui seraient déjà réglés et qui seraient eux-mêmes toute une série de solutions. Mais plutôt comme une voie problématique de questionnement, comme un laboratoire d’expérience, en fait. Et donc, effectivement, pour revenir à la présentation du début, on essaie de joindre la parole au geste ou le geste à la parole. On essaie de faire que ce qu’on écrit, nos paroles, soient relayées à nos actes, ce qui est assez peu le cas, malheureusement, de la part de beaucoup d’intellectuels qui sont particulièrement clivés. On l’a encore vu beaucoup pendant cette épidémie, où on a tout un discours sur la démocratie, sur la liberté, sur l’émancipation, sur les lumières. Et puis quand arrive un pouvoir ultra-autoritaire, il n’y a plus personne pour se lever contre ce monstre. Donc nous, on essaie d’avoir des pratiques d’assemblée récurrente, permanente, pérenne, habituelle, et de poser cette question de l’assemblée comme question centrale. Je vais effectivement m’arrêter là. Et c’est pour ça qu’on a lancé, à la faveur du premier livre de Christophe sur la démocratie, qui s’appelle « Athènes, notre démocratie », on a profité de ce livre pour lancer une conférence à deux voix, essayant d’avoir une parole démocratique dans laquelle on ne mélange pas nos deux voix pour dire la même chose, mais on garde nos différences. C’est ça, l’écriture démocratique dont vous parliez. C’est qu’au lieu de faire un livre d’une seule voix à quatre mains, on a gardé les deux voix qui s’entretissent et qui sont décalées, qui ne disent pas la même chose. Et on essaie de produire ces mêmes décalages avec tous les autres auxquels on s’adresse. Donc on a lancé un duo comme ça, notre conférence à deux, et avec vous. Et on est ce soir au 37e acte de ce duo. Et on a voulu aller plus loin en mettant en scène cette parole avec tous les artifices de l’art théâtral pour faire véritablement un spectacle, un vrai spectacle avec un décor, des accessoires. C’est un vrai spectacle de théâtre. C’est pas une performance, c’est un spectacle. Et on essaie de se confronter à tout ce que le théâtre peut apporter comme arène démocratique grâce à l’éclairage, grâce à la scénographie, grâce aux jeux d’acteurs, grâce à la dramaturgie. Donc on va plus loin dans cette forme théâtrale, mais on tient à garder absolument cette forme du duo qui nous confronte immédiatement à la question de savoir comment, qu’est-ce que ça veut dire de faire assembler et pourquoi c’est absolument crucial et que ça a quelque chose de décisif, pourquoi c’est une étape qui ne peut pas être renvoyée à plus tard. Parce qu’en fait, ce qu’on fait la plupart du temps, c’est qu’on renvoie toujours ça à plus tard. Je te laisse la parole.
Écoutez l’intervention de Christophe Pébarthe
Alors, je vais essayer d’aller vite pour qu’on puisse avoir un petit temps d’échange entre nous. En même temps, c’est bien que Barbara ait parlé, parce que comme ça j’ai pu noter plein de trucs et trouver des choses à dire. Donc, je dirais pour commencer qu’en gros, on a souvent dans notre boîte à outils intellectuel deux manières de voir la démocratie. La première manière, c’est une manière institutionnelle, comme des juristes. Pour résumer, c’est la VIe République. Vous dites on va changer la Constitution et on aura plus de démocratie, le peuple aura plus de pouvoir, il y aura des nouveaux droits, etc. Et donc, c’est une des manières qu’on trouve facilement sur le marché, si j’ose dire, des idées depuis longtemps. C’est une idée qui était déjà dans le programme commun des années 70 de François Mitterrand, la VIe République. Donc, vous voyez, ça fait longtemps qu’on en parle, puisque c’était déjà quasiment au cœur de la discussion de 1958, au moment de l’adoption de la Constitution de la Ve République. C’est donc une vieille question, mais qui est une manière bien particulière de penser la démocratie, puisque, au fond, quand on la pense de manière institutionnelle, ça veut dire qu’on lui accorde dans l’espace social, si on imagine que c’est comme un territoire, une partie qu’on va appeler la politique ou les prises de décisions. Et puis le reste pourra être un peu en dehors de la démocratie. Pour prendre un exemple que tout le monde connaît, l’entreprise, par exemple. C’est-à-dire que Jean Jaurès, dont tu as parlé tout à l’heure, disait que la démocratie s’arrête aux portes de l’entreprise, puisque c’était un autre monde, en quelque sorte, avec d’autres règles, etc. Mais on n’y voyait pas nécessairement, alors Jean Jaurès, oui, mais pas tout le monde, une sorte de contradiction avec la démocratie. Donc, on acceptait que quelque chose qui était démocratique au niveau des prises, coupé démocratique avec toutes les limites que Barbara a pointées dans le système politique, n’était pas nécessairement réplicable partout et se retrouvait partout. On sait bien que dans les années 60 et 70, ces questions se sont aussi posées pour l’espace domestique, pour les questions de domination, hommes-femmes, etc. Donc, cette question de la démocratie, de l’égalité s’est également posée. Donc, vous voyez bien que ce modèle institutionnel, on en mesure tous et toutes en fonction de nos tropismes différents, les limites ou les choses qui ne vont pas, et on aimerait en mettre un peu plus. Ça amène à la deuxième autre grande manière de voir la démocratie, c’est-à-dire une manière idéologique. On va considérer que la démocratie, c’est une idéologie, une manière globale de voir le monde, un système organisé d’idées, qui va, je résume à gros traits, qui va se concentrer en particulier sur la notion d’égalité. Et on va essayer de la décliner le plus partout en disant que le but, une société démocratique, ce serait une société égalitaire. Mais vous voyez que dans ces cas-là, ce n’est plus que quelques institutions, une assemblée, un tirage au sort, tout ce que vous voulez, c’est une manière globale de vivre ensemble, puisque cette fois-ci, c’est une façon de penser la société dans sa totalité. Alors, vous avez vu que, dans le propos de Barbara, qui a repris des éléments de notre livre, nous proposons une troisième manière d’envisager la démocratie, qui nous amène à considérer que la démocratie, c’est d’abord et avant tout un rapport social au savoir. C’est-à-dire que la démocratie, elle suppose au préalable, le geste initial de la démocratie, c’est de prendre position par rapport à la connaissance, à l’épistémologie, si vous voulez. C’est un point très important, je vais en dire quelques mots, parce qu’il faut vraiment le creuser pour bien comprendre ce qui, pour nous, est fondateur d’un geste démocratique. C’est accepter l’incertitude sur le sens du monde. Alors, quand je dis ça, il y a deux manières de comprendre. La première manière, c’est de dire, à priori, on ne le comprend pas tout de suite. Il faut chercher, etc. Nous, ce que nous disons va plus loin, puisque nous considérons que, par nature, le monde social est incertain. Pour le dire autrement, ça veut dire que nous considérons que le monde social fabrique à l’instant T des interprétations de lui-même qui sont contradictoires entre elles, et que donc nous ne pouvons pas trancher, à priori, entre celle-ci ou celle-là. Et c’est ce choix initial d’une incertitude première sur le sens du monde qui, évidemment, autorise pour nous l’intérêt possible d’en délibérer. Parce que si on sait déjà à quoi bon délibérer de ce qu’on sait, sinon ça devient de la propagande. Il va falloir juste te convaincre que c’est la fabrique du consentement des néolibéraux, dans ces cas-là. Puisqu’on a la vérité, et il se trouve qu’on a quelques petites procédures qui nous emmerdent, comme les élections, donc on va passer notre temps à convaincre les électeurs de se rendre à notre vérité qui est là, et qu’ils n’auront plus qu’à valider avec leur bulletin de vote. Et ensuite, on la mettra en application. Comme disait Didier Raoult, la science n’est pas démocratique. Donc si la science est la vérité, dans ces cas-là, on ne vote pas sur la vérité scientifique à l’Assemblée. Je prends cet exemple volontairement parce qu’il est intéressant, parce qu’il est tout à fait emblématique de ceux qui lui ont été opposés d’ailleurs à lui, mais peu importe, parce qu’il y avait cette tension de dire "si c’est la science, c’est ça, on ne va pas en parler à l’Assemblée nationale de la science, on ne va pas organiser un référendum sur la science". Donc là, vous voyez que faire le choix de l’incertitude, mais je dis bien sur le sens du monde, pas sur ce qui permet aux avions de voler, etc. Donc on ne parle pas de la même chose. On parle de la finalité de l’action collective. Pourquoi on est ensemble ? Où on va ? Dans quel but ? On est bien d’accord, il ne s’agit pas de dire qu’on va se mettre à délibérer sur comment il faut faire voler les avions, ce n’est pas de ça dont on parle, parce que c’est souvent ce qui nous est opposé. Vous n’allez pas délibérer tout, etc. Mais nous, nous nous intéressons à la délibération démocratique, c’est-à-dire celle qui vise à élaborer ensemble, sinon un bien commun, du moins une direction commune dont on pense qu’elle est bonne pour tous et toutes. Voilà, c’est ça le... Donc voilà. Donc notre point de départ, c’est de dire, voilà, s’il faut une hypestimologie pour que la démocratie soit possible, et c’est d’accepter donc que l’incertitude fait partie du monde social, et qu’il n’y a pas une science qui arrivera demain qui nous permettrait d’enfin d’arriver à un savoir positif sur le monde qui épuiserait la démocratie. Donc en quelque sorte, si on nous suit, on est condamné à la démocratie. Voilà, puisque nous sommes condamnés à l’incertitude sur le monde. Donc je ne peux pas être sûr que ce que je pense du monde, de la direction qu’il doit prendre, c’est vrai, c’est bon, c’est juste, etc. Donc ça, c’est le premier point sur lequel je voulais insister. Et cette épistémologie, elle n’est pas originale ou etc. Elle se trouve aussi bien chez les Grecs, je dirais un petit mot tout à l’heure, mais elle se trouve aussi dans les sciences sociales, puisque il n’y a rien de plus classique, et c’est le deuxième point de mon intervention, que de constater la difficulté que nous avons à qualifier une réalité sociale, ou un fait social, ou un fait qui est en train de se passer sous nos yeux. Alors je vais prendre un premier exemple d’actualité, mais à chaque fois qu’on parle de ça, il y en a toujours un, mais là il y en a un qui, évidemment, est quasiment cadeau, c’est le génocide. Vous voyez, comment qualifier ce qui se passe ? Et si vous acceptez le point 1, à savoir qu’il y a une incertitude, et que vous n’êtes donc pas là pour dire "ouais, c’est sûr", etc. Vous devez vous demander quelles sont les raisons qui amènent les uns et les autres à se poser des questions, et ensuite on peut trancher, ou on peut avoir une opinion. Et donc, ce que disait Barbara sur la question des communs, c’est qu’il ne faut pas être étonné que pour certains, même si vous pensez de manière tout à fait certaine, ce qui est mon cas, qu’il y a un génocide en train d’être en cours à Gaza, ça ne suffit pas pour que vous imposiez ce mot à tout le monde, sans au moins faire l’effort de comprendre pourquoi d’autres ne l’utilisent pas, et quel est le problème qu’il pose. Parce qu’il y a une partie qu’on peut évacuer parce qu’on en discute. Je continue cet exemple. Par exemple, celui qui considère que vous ne pouvez pas comparer parce qu’il n’y a pas assez de morts, etc. cet argument, on peut facilement le discuter et l’affaiblir. Évidemment, quand vous faites un cours d’histoire, vous faites le génocide des Juifs, vous commencez par les Einsatzgruppen en 1941 et 1942, et vous ne dites pas que ce n’est pas un génocide parce qu’ils n’en tuaient pas assez par jour. Ça n’aurait strictement aucun sens. Donc ça veut dire que quand on est historien, par exemple, on accepte parfaitement de qualifier de génocide des événements alors même que ce n’est pas terminé. De la même façon, tout le monde considère aujourd’hui que le génocide rwandais commence avec la radio Mille Collines qui dit qu’on va aller couper en petits morceaux le village, etc. Et ça ne choque plus personne aujourd’hui de dire que le génocide commence là, alors même que, évidemment, le génocide en tant que tel, c’est un processus qui se développe, qui dure plusieurs mois si on parle de génocide. Donc vous voyez que ça, on peut en discuter. C’est-à-dire que c’est possible d’avoir une discussion là-dessus. Il y a évidemment la dimension juridique. Il y a aussi des juristes qui définissent le génocide. Mais les juristes ne sont que des juristes. Ils ne sont pas plus que vous ou que moi la définition ultime du génocide. Donc on la prend en considération leur définition. Mais on ne la prend pas pour le sens du monde, incertitude. Vous voyez donc en fait, le processus ici, il consiste à s’enrichir de ça avant de vouloir fermer la délibération, même si, j’insiste bien, on est intimement persuadé que le bon mot est celui-là plutôt que tel autre. Et on est tous d’accord, ce n’est pas simple. Et évidemment, il est tout aussi légitime d’avoir une action militante engagée pour vouloir imposer tel mot plutôt que tel autre. Ça ne disqualifie pas l’engagement, le militantisme pour cette cause-là en particulier. Ça montre ce qu’il y a de démocratique, enfin qu’est-ce qu’on doit avoir de démocratique quand on veut réfléchir. Donc comment qualifier une réalité sociale ? C’est quelque chose qui est un problème de science sociale classique. Je vais prendre un autre exemple, je vais voir si j’ai le temps. Un exemple que j’aime bien, parce que celui documenté, c’est sur le 11 septembre 2001. C’est un exemple que j’aime beaucoup, puisque là, on a tous les documents, comment ça s’est passé quasiment à la minute, à la seconde, etc. Et en fait, vous avez un clivage énorme entre, en gros, l’Europe et les États-Unis. Les États-Unis, pour eux, en 2001, c’est les 60 ans de Pearl Harbor. Et ils fêtent à mort, 60 ans, c’est un grouillard. C’est-à-dire 4 blockbusters avant le 11 septembre. Donc ils sont persuadés, enfin ils vivent dans une ambiance Pearl Harbor. Et en fait, le cadrage qui va alors être imposé rapidement par la presse, mais qu’ils vont valider parce qu’ils ont vécu pendant des mois dans cette ambiance, c’est que c’est une déclaration de guerre, c’est comme Pearl Harbor. Et vous allez avoir les photos, on va voir les pompiers à Ground Zero qui vont être exactement comme Iwo Jima. C’est-à-dire qu’en fait, c’est tout... Et vous avez même des photos, ça a été étudié par des gens, où on montre les tours et ça évoque ce que tous les élèves américains connaissent, les photos du port de Pearl Harbor en train de flamber. Donc en fait, ils sont dans la même ambiance. Donc pour eux, qu’est-ce que ça implique, ce cadrage ? C’est que le 11 septembre 2001, c’est une déclaration de guerre. Et que donc, il faut aller faire la guerre. On a un ennemi, il faut le trouver. Donc évidemment, ça facilite le travail de ceux qui, comme George Bush Jr., en ont profité pour imposer une guerre qui n’avait rien à voir avec le 11 septembre 2001. En France, comme évidemment nos journalistes français très sérieux, qu’est-ce qu’ils font avant de parler ? Ben, ils regardent CNN. Donc quand on étudie, qu’est-ce qu’ils commencent à faire ? Ils disent « c’est Pearl Harbor ». Sauf qu’au bout d’un moment, vous voyez, tout le monde se regarde en disant « Pearl Harbor ». Enfin, vous voyez, on sait ce que c’est, mais ça ne nous parle pas, ce n’est pas notre histoire, ça ne nous fait pas réagir. Et ce qui va se passer en Europe, très vite, mais ça se joue à quelques minutes. On a les bandes, on peut regarder. Donc on le voit, c’est un sociologue qui s’appelle Jérôme Truc qui a étudié ça, c’est facile à retenir. C’est un livre qui est sorti en 2015 qui s’appelle « Sidération ». Il s’intéresse à la sociologie des attentats, comment on réagit, comment les sociétés réagissent aux attentats. Et donc la première étape, c’est ce qu’il appelle le cadrage. C’est-à-dire quels sont les mots qu’on va utiliser pour pouvoir... Et il montre qu’ensuite, ça nous dirige quelque part. Ça ne nous oblige pas à armer ça. Légitime plutôt telle option plutôt que telle autre. Donc les Américains, vous voyez, avec Pearl Harbor, c’est la guerre. Et en France, comme Pearl Harbor, ça ne marche pas, très vite, c’est une autre chose qui va arriver, c’est Hiroshima, plus jamais ça. Et plus jamais ça, ça veut dire on fait la paix. Il ne faut pas que ça se reproduise, etc. Donc ça met dans une totale ambiance. Et ensuite, vous comprenez pourquoi vous avez eu en Europe des mobilisations pour la paix énormes, etc. Alors qu’aux États-Unis, il y a eu une sorte d’évidence de la guerre puisqu’elle avait déjà été déclarée par le 11 septembre 2001. Vous voyez, donc, ces questions-là, elles sont extrêmement importantes parce que nous ne pouvons pas, évidemment, parler de la réalité sociale sans la nommer. Donc il ne faut pas nier le phénomène, il faut juste le mesurer et le comprendre, raison pour laquelle aussi le rapport aux autres qui ne parlent pas comme nous avec nos mots est extrêmement important. Non pas parce que nous devons adopter leurs mots, mais parce que peut-être, grâce au frottement avec eux, nous pouvons comprendre mieux ce que nous disons quand nous le disons d’une manière plutôt que d’une autre. Vous voyez ? Donc ça peut nous renforcer dans ce qu’on pense plutôt que nous affaiblir. Mais pour cela, encore faut-il accepter le frottement et la rencontre. Dernier point sur lequel je veux en venir parce que c’est une question que j’aime bien quand on est entre gens de gauche parce que c’est une question qui me préoccupe en fait en réalité. C’est qu’une fois qu’on a dit tout ça, on se dit mais... Alors il y a une personne – peu importe son nom parce que je pense que quand il l’a dit, beaucoup de gens seraient d’accord avec lui – qui dit en fait notre objectif en quelque sorte c’est d’avoir les savoirs critiques qui seraient au pouvoir. Et je me suis toujours posé la question suivante. Que restera-t-il des savoirs critiques quand les savoirs critiques seront au pouvoir ? Si on y arrive, on arrivera avec nos trucs, nos discours, nos machins, etc. Mais nous aurons été portés par un discours qui consistera à dire c’est très important la critique, c’est ce qui nourrit l’intelligence, etc. Mais si on gouverne avec nos savoirs critiques, qu’est-ce qui va rester à la critique ? Zemmour ? Enfin oui, on va mettre Zemmour à l’université pour dire c’est la critique parce qu’il sera la critique puisque nous on sera le sens du monde, etc. Vous voyez le problème qui nous est posé ? Donc ça veut dire qu’il faut penser d’ores et déjà – c’est le point positif parce qu’on va arriver au pouvoir un jour – donc il faut s’y préparer parce que sinon on risque de retomber dans les travers que nous connaissons bien. C’est-à-dire que puisque les savoirs critiques ont gagné, il n’y a plus besoin de savoirs critiques et on a réglé la question. Donc de mon point de vue, c’est une grande question. Et c’est là où j’en arrive au théâtre pour les quelques minutes que je vais encore vous voler. C’est qu’en fait, ce qu’il faut penser, c’est une société dans laquelle des institutions – parce qu’il faut bien des institutions, c’est-à-dire des choses qui soient des régularités – entretiennent une mise en question permanente de l’évidence du monde, ce que devrait être la presse. Par exemple, pour reprendre les exemples des Grecs, quand ils font la guerre, qu’est-ce qu’ils vont voir au théâtre un type qui leur dit « et si on faisait la paix ? » Nous, on fait l’inverse. On dit « attention, ah non, là vous cassez le moral, on ne veut plus vous voir, on veut des trucs qui ne parlent que de la guerre et de son évidence ». Regardez à quel point la simple discussion sur Gaza, etc., est quasiment interdite. Dès qu’on dit autre chose qui n’est pas dans le cadre, on vient troubler une sorte d’ordre bien établi en France, comme si c’était dangereux de parler, de discuter, de s’interroger. Ce qui est quand même assez effrayant, ce qui montre jusqu’où on est arrivé. Mais ce qui montre de quoi ils ont peur. De quoi ils ont peur, c’est justement de quelque chose qui soit une mécanique permanente de remise en question, y compris de nos propres évidences. Et c’est à ça que servait le théâtre chez les Athéniens. Les tragédies en particulier, c’est ce que j’ai essayé de montrer dans mes travaux, ça servait en fait à faire faire une expérience émotionnelle, intellectuelle, esthétique, à celles et ceux qui venaient. Je dis bien « celles et ceux » parce qu’il est très vraisemblable qu’il y avait des femmes dans le public. Cette expérience, c’était l’incapacité de tout langage à épuiser le sens du monde. Si vous relisez les tragédies, c’est toujours ça qui se passe. Il y a un événement qui arrive, et ensuite il y a toute une série de discours qui sont là. Le discours du droit, le discours des dieux, le discours des traditions, enfin bref, tout ça. Et puis à chaque fois, l’événement y résiste. Il y a quelque chose en plus dans l’événement. On n’est pas sûr que ça permette d’y répondre. Et pourquoi ils faisaient cette expérience ? Ils faisaient cette expérience parce que c’est de la formation continue du citoyen. Nous sommes nos meilleurs ennemis quand on réfléchit à la démocratie, parce que nous ne pouvons pas vivre sans certitude. Donc nos certitudes, elles nous permettent de nous orienter dans le monde, de lui donner un sens, de dire à nos enfants quand on a « il faut aller dans cette direction plutôt que telle autre ». Quand on est prof, ça nous permet de dire aux élèves « on fait ci et pas ça ». Enfin, vous voyez, on est rempli de certitudes sans lesquelles il n’est pas possible de vivre. Donc si on revient à mon point de départ, que le point de départ c’est l’incertitude, vous voyez, votre contradiction pourrait dire « mais nous ne pouvons pas vivre dans l’incertitude. Nous avons besoin de certitudes ». Donc notre problème, ce n’est pas de les bannir, c’est de veiller à ce qu’elles ne nous dirigent jamais. C’est-à-dire qu’on soit toujours en capacité de les réinterroger, même si c’est pour les garder à la fin. Et je dirais même plus, surtout si on veut les garder à la fin. Car je trouve, en tout cas je ne sais pas si c’est l’expérience militante, je suis maintenant un vieux militant, mais quand on essaie de convaincre les autres, on se reconvainc soi-même. Parce qu’on redécouvre des arguments, on se dit « ah ben tiens, je n’y avais pas pensé, alors comment je vais répondre à ça ? ». On passe son temps à s’améliorer par rapport à ce qu’on pense. Ce n’est pas du tout une expérience désagréable où on perdrait toutes nos idées, on serait décontenancé par rapport à une autre position. Au contraire, c’est même l’inverse. Donc en plus, souvent nos propres expériences individuelles nous montrent que c’est parfaitement possible. Et le théâtre, vous voyez, pour les athéniens, il a cette fonction de problématiser les grandes notions. Antigone, je ne vous le résume pas, mais c’est une problématisation de l’idée de la loi. Est-ce que je dois toujours obéir à la loi ? Laquelle ? Et si je n’obéis pas à la loi, est-ce que j’ai raison ? Simplement parce que moi je décide que la loi ne m’intéresse pas. Voilà, c’est ces deux positions qui sont questionnées dans Antigone. Et donc ce que nous avons voulu faire, et on espère vous voir le 21 septembre dans notre spectacle qui s’appelle "Démocratie, un spectacle dont vous pourriez être les héros", c’est de faire la même chose avec la démocratie. C’est-à-dire que nous avons essayé à notre manière d’organiser une forme de tragédie contemporaine sur la démocratie qui nous aide, on l’espère, et qui vous aidera, on l’espère encore plus, à problématiser la démocratie. Vous voyez, à remettre en cause ces évidences et aussi à toucher du doigt, et j’en arrête là, tout ce qui au fond en nous la rend sinon impossible, du moins extrêmement difficile. Et c’est ce qu’on a voulu, je crois, essayer de faire avec Barbara en essayant de montrer comment au fond nous avons un travail, et c’est pas uniquement, j’espère que nous avons réussi à vous le montrer, c’est pas uniquement un travail individuel chez soi en se regardant devant le miroir, en disant "je vais faire attention à mes certitudes, j’en aurai moins aujourd’hui", etc. C’est bien sûr ensemble, on a besoin d’être ensemble pour faire cette expérience collective de l’incertitude, parce que sinon c’est du flan. Vous voyez, vous allez pas vous dire "Allez, tiens, aujourd’hui je vais essayer la position adverse de la mienne juste pour voir, ça n’a aucun sens". Donc la seule manière de le faire de manière crédible, c’est ensemble. Vous voyez, c’est de faire cette expérience permanente en se disant, en se reconnaissant, au moins, un minima, à chacun et à chacune, la prétention, l’envie de dire vrai pour tous. Voilà, c’est la seule condition, même si on n’est pas d’accord. Merci. (Applaudissements)